dimanche 7 août 2011

Un vol très opérationnel

Les pilotes professionnels sincères vous le diront : le CPL n'est pas très compliqué. Un des éléments principaux à intégrer pour devenir pilote pro, c'est le côté opérationnel du vol.

Un pilote privé vole pour lui, et s'il a envie de faire une verticale du terrain suivie d'une intégration en bonne et due forme, même si ce n'est pas indispensable, juste pour se faire plaisir, personne ne lui en tiendra rigueur. Quand on est pilote pro, c'est autre chose. Les passagers veulent arriver le plus vite possible, et la compagnie dépenser le moins de carburant possible.

Dans notre monde moderne, tout le monde veut aller vite, et c'est finalement assez futile. 5 ou 10 minutes, ou même une demi-heure de retard, pour un passager qui n'a pas de correspondance ou pas de rendez-vous extrêmement important, ce n'est pas dramatique. Mais il existe un type de vol pour lequel il est essentiel d'aller le plus vite possible : le transport d'organe.

Une fois qu'un organe est prélevé, et n'est donc plus alimenté en oxygène, chaque minute compte. Plus il pourra être implanté rapidement, meilleures seront les chances que la greffe réussisse. Etre opérationnel est donc essentiel.

Hier, nous allions chercher un coeur. L'organe qui peut le moins attendre. Dès que l'ambulance transportant les chirurgiens et leur précieux chargement apparaît sur le tarmac, le captain met le moteur droit du King Air en route. Pendant que je referme la porte, il met en route le numéro 1. Et nous partons sans délai. Hier, j'étais PM sur le retour, c'est donc moi qui faisais la radio.



Première mission : obtenir dès que possible une directe vers le point BALOD, notre IAF puisque nous arrivons du sud-ouest.

- Nantes, IBJ206B bonjour, en montée vers le FL140 sur LUMAN, EVASAN
- IBJ206B, montez vers le 190, direct BALOD

Le mot "EVASAN" aura suffit à avoir la directe espérée, sans avoir à la demander. Le mot magique aura suffit. Mais parfois, il ne suffit pas. Il faut dire que "EVASAN", ça englobe beaucoup de vols, à l'urgence plus ou moins prononcée.

Une fois avec Paris, je veux essayer de raccourcir encore un peu :

- Paris, IBJ206B, bonjour, en montée vers la 190 sur BALOD.
- IBJ206B, montenez le 190 atteignant sur BALOD

Comme prévu, le contrôleur ne me propose rien de mieux. Le raccourci que je souhaite est rarement accordée, et pour avoir une chance de l'obtenir, je dois aller au-delà du mot "EVASAN" en étant beaucoup plus spécifique sur l'urgence du vol :

- IBJ206B, on est en transport d'organe avec un coeur à bord, serait-il possible d'aller direct sur Toussus ou PG518 ?
- IBJ206B, direct TSU

"EVASAN" donne droit aux directes les plus simples, mais "Transport d'organe", et à plus forte raison "coeur à bord", permet à peu près tout ce qui est possible à un contrôleur.

Je ne peux plus rien faire pour raccourcir l'arrivée sur le tour de Paris, mais je souhaiterais maintenant éviter de perdre du temps pendant l'éloignement vers l'est qui précèdent l'interception de l'ILS 27 du Bourget. Cet éloignement nous emmène loin, au delà de Lognes, parfois au-delà de Meaux. Dès que je suis basculé sur la fréquence d'Orly, j'attaque donc à nouveau :

- Orly, IBJ206B, on est en transport d'organe avec coeur à bord, est ce que vous pourriez prévenir vos collègues de De Gaulle qu'on aimerait un guidage court ?
- IBJ206B, on s'en occupe, direct PG518

Et hop, on saute la case TSU, encore une poignée de secondes de gagnées. Quelques minutes plus tard, Orly me transfère avec Roissy.

- De Gaulle, IBJ206 bravo, EVASAN avec coeur à bord, on aimerait un guidage court s'il vous plait !
- 206B, bien reçu, prenez un cap 030°

Normalement, on est au cap 077 pendant un paquet de minutes, ça nous fait donc un bon raccourci. Mon captain et moi avons le même réaction : on se regarde en disant : "Ca va être vraiment court !"

Nous sommes à 4000 ft, et à cette altitude, on intercepte le glide à 12,7 NM, on doit donc intercepter le loc plus loin. Et nous sommes à... 9 NM. Il va falloir descendre, pour éviter de chopper le gilde avant le loc.

- IBJ206B, descendez 2000 ft.

- T'as intérêt à descendre rapidement, là !
- Ouais, tout à fait

On arrive rapidement à 2000 ft, et l'axe arrive rapidement aussi, étant donné qu'on déboule à plus de 230 noeuds. Je regarde sur le GPS : on n'est plus qu'à 2 NM de l'axe, et on a un virage de 124° à faire pour intercepter le loc.

- IBJ206B, on n'est plus qu'à 2 NM de l'axe !
- IBJ206B, tournez au cap 300, intercepter l'ILS 27 du Bourget

Mon captain reprend l'avion à la main, parce que le pilote auto du Beech 200 a du mal quand on arrive si vite et si proche de l'axe. Nous sommes en VMC, il peut donc serrer le virage et intercepte parfaitement bien le loc. On garde la vitesse jusqu'à 5 NM du seuil, on sort les éléments en séquence : en passant les 200 kt, je passe volets approche, en passant les 180 kt, le train, et en courte finale, les volets full.

Je déroule la check avant atterrissage, puis je demande à mon captain si ça l'intéresse de dégager par la piste 03-21. Il acquiesce, je demande l'autorisation à la tour, qui nous l'accorde. Il creuse un peu pour viser le seuil, met les reverses dès qu'on a touché, et dégage via la 03-21 pour nous faire gagner un peu de temps au roulage.


On arrive au parking, on coupe, je descends la glacière avec l'aide d'un pistard, les chirurgiens embarquent dans un véhicule du service des greffes, et filent vers l'hôpital, escortés par des motards. Cette nuit, quelqu'un va recevoir un coeur tout neuf.

La pression retombe, on remplit les papiers et on reconditionne l'avion, en se disant qu'on a fait un vol bien opérationnel, en gagnant du temps partout où c'était possible, pour grignoter autant que possible de ces minutes si précieuses.

21 commentaires:

Eric FAVEREAU a dit…

Ça c'est un beau récit !!

Aurélien a dit…

Très beau récit, merci !

Golfcharlie232 a dit…

Je finissais par m'impatienter depuis ton dernier billet, qui date d'il y a quelques temps déja.
Tres beau récit, comme a l'habitude!
Tu as pu avoir des nouvelles de la greffe ou c'est tenu secret?

Mika33 a dit…

Super récit Olivier!!!!
Le vol a duré combien de temps?

LJ35 a dit…

Eric, Aurélien > Merci !

Golfcharlie232 > Oui ça faisait un moment, mais j'ai pas toujours un truc intéressant à raconter, les vols se ressemblent quand même beaucoup, et je ne veux pas écrire pour écrire...

Mika > 50 mn bloc-bloc, 40 mn flight time

Bertrand a dit…

Il nous tient bien en haleine ce récit ! Merci Olivier.

Petit Cabri a dit…

CPL "pas compliqué" : oui, mais faire vite et bien tout en respectant les règles, il faut avoir les yeux partout !
Bravo pour ce que vous faites, et pour ce récit.

Les Planningeurs a dit…

Merci pour ce retour. L'absence m'a semblé longue car c'est toujours avec grand plaisir que je vous lis.

Les organes sont rares et fragiles et vous contribuez largement à ce que tout se passe bien. On a tendance un peu à l'oublier au profit des chirurgiens qui réalisent la greffe.
Merci
Laurent

Anonyme a dit…

Il m'a tenu en haleine ce récit de vol, jusqu'au dernier mot ;)

Thanks !

didier a dit…

Bravo Olivier et encore félicitations
je regarde toujours vers hotel 0 si je vois un beech en préparation ^^
Au plaisir

Franck a dit…

Super récit. Merci Olivier.
Sur ces derniers temps, tu aurais beaucoup de choses intéressantes à nous raconter: le TAJP en DC3 par exemple.
Merci d'avance. Au plaisir...

LJ35 a dit…

Bertrand, Petit Cabri, Laurent, Jean-Martin, Didier > Merci !

Franck > Je raconterai le TAJP, mais pas en DC3, vu que je n'ai pas fait un seul vol à bord pendant le Tour...

passiondesavions a dit…

Effectivement en CRNA, on a bien l'information sur le strip que c'est un vol EVASAN, mais nous ne connaissons pas l'urgence du vol, cela peut aller d'un rapatriement d'un skieur à la jambe cassée jusqu'au transport d'organe, et bien sur dans le deuxième cas, le contrôle aérien fera tout ce qu'il peut pour raccourcir la trajectoire même au dépends d'autres vols commerciaux. Alors n’hésitez surtout pas à précisez l'urgence à la fréquence.

LJ35 a dit…

Xavier > Oui, on a compris ça, et c'est pour cette raison qu'on n'hésite pas ! :-)

vigneron de Bourgogne a dit…

Bravo Olivier pour ce superbe récit. Tout le temps et les efforts que tu as passés pour ta belle reconversion n'ont pas été vains. Merci de nous faire partager tes émotions.

Aurélien a dit…

Excellent comme d'hab olivier!
Et l'approche sur Angers était bien pourrie, vous aviez vu la piste 100ft avant la DA me semble?
Et Franck, j'en parle sur mon blog du TAJP ;)

Sylvain a dit…

Récit juste incroyablement bien écrit!
Vraiment, si c'est pour lire d'aussi bons articles, ça vaut le coup d'attendre... Merci...

Unknown a dit…

Sympa ce texte olivier!

Nock a dit…

Bonjour Olivier,
petite question par curiosité (et pour avoir parlé à 2 IBJ aujourd'hui) comment sont choisis les indicatifs, cela dépend du CDB, un indicatif pour chaque pilote? Par hasard, tu ne serais pas allé à LFMT aujourd'hui (suivi d'un C550)?

en tous cas jolis récits
Nock

LJ35 a dit…

Nock > Le premier chiffre est celui de l'avion (chacun a le sien) et les deux autres c'est le jour. La lettre correspond à la branche.

Oui, je suis allé sur LFMT auj, j'ai fait la radio sur le retour.

Tu pourrais m'envoyer ton email par mail ?

Nicolas a dit…

Magnifique récit, Bravo !