samedi 31 mai 2003

A bord du dernier vol commercial d'un Concorde AF

13 avril 2003. Air France annonce la fin de l'exploitation de ses Concorde. Le dernier vol aura lieu le 31 mai. J'appelle Air Loisirs Services (ALS), qui a prévu quelques boucles transatlantiques avant la fin. Dont une le dernier jour. Je réserve ma place.

31 mai 2003, 9 heures. Rendez-vous à l'hôtel Hilton de Roissy, d'où une navette nous emmène au Musée de l'Air et de l'Espace du Bourget avec tous les passagers et l'équipe de ALS. Visite du MAE qui se termine bien sûr dans le hall qui ne contient encore qu'un Concorde, et non deux comme aujourd'hui... Michel Thorigny, boss d'ALS, parle du Concorde aux pieds du premier prototype, celui du premier vol de mars 1969 :


Au comptoir d'embarquement, la destination indiquée par l'écran est assez originale : Charles de Gaulle (nous sommes bien à Roissy). Vol AF4332 de 15h35.


Dans le salon VIP, notre commandant de bord, Jean-Louis Chatelain, vient saluer les passagers.


Et c'est parti pour l'embarquement. Voici notre Concorde, le F-BVTF. Autour de lui, il y a... un peu de monde !


Les passagers sont accueillis par le chef de cabine : "Bienvenue à bord de Concorde, Monsieur ! Attention à votre tête !"


Voici ma place, côté droit, à l'emplanture de l'aile, juste devant le Machmètre. Sur mon siège, le certificat à mon nom, et les petits souvenirs Concorde : doc, papier à lettre et enveloppe Concorde, etc.


Installation des passagers. Pour ce dernier vol, ALS a voulu qu'ils soient Français pour une moitié, et anglais pour l'autre.


15h45. Concorde commence à reculer lentement. Puis, au bout de 10 minutes, notre commandant annonce un retour au parking : un des réacteurs ne démarre pas. Pas d'inquiétude dans l'avion, aucune récrimination pendant les 45 minutes que durera l'attente. La maintenance de la division Concorde a encore une fois, une dernière fois peut-être, fait la preuve de son talent et de son professionnalisme. En quelques minutes, les boîtes d'allumage du réacteur étaient changées, pendant que les passagers patientaient (il est de pire façon d'attendre qu'installé confortablement dans Concorde à boire du champagne).

Cette fois, tout est bon, et c'est reparti. Une fois l'avion parallèle à l'aérogare, nous découvrons, stupéfait, le nombre de personnes massées devant l'endroit où nous étions parqués quelques secondes plus tôt.

Ils sont des dizaines d'employés de Roissy à contempler, pour la dernière fois, le départ d'un vol commercial du bel oiseau. Un cordon de policiers nous sépare d'eux. Et le roulage commence.

Jusqu'au point d'arrêt 08, tous ceux dont Concorde croise le chemin s'arrête, et lui font de grands signes de la main. Une fois aligné sur la piste, Concorde attend. Une bonne minute. Il prend son temps.

L'autre Concorde qui vole aujourd'hui est déjà en l'air, au dessus de l'Atlantique. Notre Concorde sait donc qu'il va effectuer le dernier décollage sous les couleurs d'Air France. Nous sommes le 31 mai, et aujourd'hui est son dernier jour.

Après il y aura un ultime vol avec des passagers, mais ils ne paieront pas leur place, ce sera un vol VIP, pas vraiment un vol de passionnés comme celui d'aujourd'hui. Et il y aura les vols de convoyage, vers Le Bourget, Toulouse, Sinsheim, et Washington.

Mais le dernier "vrai" vol, le dernier vol commercial, il s'apprête maintenant à décoller, sur la piste 08 de Roissy. Notre équipage technique le sait, et il prend son temps pour ce dernier décollage.

C'est un sacré équipage que nous avons pour ce dernier vol. Le commandant, Jean-Louis Chatelain, est le numéro 2 de la division Concorde, et s'arrêtera de voler après cet ultime boucle. En copilote, nous avons l'immense bonheur d'avoir UNE pilote, la seule femme à voler sur le bel oiseau chez Air France, Brigitte Vialle. Et pour compléter l'équipe, Daniel Vasseur, l'OMN.

Les réacteurs grondent, et nous sommes plaqués dans nos sièges. Sensation de puissance brute, qui nous fait des frissons dans le dos. Concorde est léger aujourd'hui, et il décolle vite. L'assiette de décollage est impressionnante. Alors que nous passons le seuil de piste, j'ai une pensée pour les milliers de personnes, là, dessous, qui sont venus voir le voir décoller.

Pendant ce temps, Concorde monte, et monte vite. La machmètre s'affole, mais reste sagement sous la barre fatidique, en attendant d'atteindre la mer. Douze minutes après notre décollage de Roissy, nous sommes au dessus de la Manche.

Le machmètre est l'objet de toutes les attentions. 0.95, 0.96, 0.97, 0.998, 0.99. Nous restons à cette vitesse pendant une vingtaine de secondes, utime coquetterie de Concorde... Et enfin... Mach 1.00. "Félicitations à vous, nos derniers passagers supersoniques" lance le chef de cabine, sous les applaudissements de la centaine de passagers.


A bord, pour ce vol très spécial, entre passionnés, l'ambiance est détendue. Le chef de cabine accepte bien volontiers de prendre en photo les passagers qui le demandent :


On a à peine eu le temps d'attaquer le repas qu'il faut déjà surveiller le machmètre pour ne pas rater le passage à Mach 2. 1.97, 1.98, 1.99, 1.98, 1.97...
Concorde se fait à nouveau prier pour passer deux fois la vitesse du son. Puis, soudain, s'affichent les trois chiffres tant attendus : 2.00. Tonnerre d'applaudissements. Nous parcourons désormais un kilomètre toutes les secondes et demi, et avançons plus vite qu'une balle de fusil à la sortie du canon... le tout sans casque, sans combinaison anti-G, et dans un confort absolu.


C'est loin d'être la première fois, ça fait même 27 ans que ça dure en service commercial. Mais ce vol est le dernier au cours duquel des passagers payants pourront voler à cette vitesse sous les couleurs d'Air France.

Nous atteignons Mach 2.04. A 60 000 pieds, le ciel est d'un bleu profond. La photo ne le rend pas bien, mais vers le haut du hublot, le bleu est foncé, sombre, tend vers le noir. Nous sommes dans la stratosphère. L'espace est là, juste au dessus.

Nous commençons notre large cercle (65 kilomètres de diamètre !) au large de Brest. Puis nous reprenons le cap vers Paris.
Le Concorde en provenance de New-York s'est posé à 17h45. Il devait effectuer le dernier atterrissage d'un vol commercial d'un Concorde d'Air France, juste après le nôtre, et les deux Concorde devaient se suivre sur les taxiways pour une parade finale.
Mais une panne en a décidé autrement, et après avoir effectué le dernier décollage, c'est notre Concorde qui va effectuer le dernier atterrissage commercial d'un Concorde d'Air France.
Auparavant, Concorde va se montrer, peut-être pour la dernière fois, à la hauteur de la star du ciel qu'il est. Nous survolons Paris. Puis, en descente, nous passons à la verticale d'Orly, à 4000 pieds, pour saluer une dernière fois l'aéroport où Concorde a eu ses habitudes.
Vers 18h25, nous passons à la verticale de Lognes, puis de Chelles.
Nous sommes en finale, mais nous n'allons pas nous poser tout de suite. Le commandant nous annonce un passage verticale de Roissy, à 2000 pieds !
A la plus grande joie de tous ses fans réunis à Roissy et autour, mais aussi à la nôtre, nous passons donc lentement au dessus de l'aéroport. Et enfin, à 18h36, nous sommes en courte finale. Des centaines de voitures sont arrêtées au bord de la route, et des milliers de personnes sont là pour regarder le dernier atterrissage du Concorde à Roissy.
L'atterrissage ne marque pas la fin de cette journée si particulière pour Concorde. Alors qu'il libère la piste, commence le moment le plus merveilleux.
Nous avons déjà aperçus la foule de passionnés massés en bout de piste. A présent, c'est le personnel de Roissy, encore plus nombreux qu'à notre départ, qui rend un dernier hommage à Concorde.
Plusieurs camions de pompiers sont garés le long du taxiway, en une haie d'honneur éclatante, et les soldats du feu nous font de grands gestes de la main.
Plus nous avançons, et plus ils sont nombreux. Concorde n'est plus seul sur le tawixay, il est précédé et suivi de nombreux poissons pilotes, comme ces navigateurs littéralement encerclés par les bateaux à l'arrivée des courses.

Devant nous, 5 ou 6 flycos ouvrent la route. Derrière, plusieurs véhicules, camions de pompiers, voitures de gendarmeries, et autres flycos, ferment la marche. Sur les côtés aussi, des véhicules nous suivent, les passagers parfois assis sur le rebord de la fenêtre pour photographier ou filmer.

Des dizaines d'agents de piste regardent Concorde passer en faisant de grands signes de la main.
Dans l'avion, inutile de dire que plus personne n'est attaché. Tout le monde, passagers et PNC mélangé, est le nez collé au hublot, émerveillé par le spectacle de Roissy rendant hommage au Concorde.
Sur la fréquence sol, le commandant indique qu'il va s'arrêter quelques minutes devant les fans massés derrière les grillages. Concorde s'arrête, et remercie ses nombreux amoureux. Ils sont tous là, agitent un grand drapeau français, et brandissent la banderole bien connue "Concorde, on t'aime", mais aussi une autre, faite pour la circonstance : "Au revoir et merci".


Tous ces passionnés saluent de la main, et courent le long des grillages quand Concorde reprend lentement sa route. Un peu plus loin, c'est devant sa maison, le siège d'Air France, qu'il s'arrête à nouveau. Des centaines d'employés de la compagnie nationale sont massés devant le bâtiment, et eux aussi agitent les bras, avec toute l'émotion qu'on peut imaginer. A bord, l'émotion est là aussi, et on sent que les larmes ne sont pas loin.

C'est un étrange mélange. Mélange du grand bonheur d'avoir fait ce vol, de la tristesse que tout cela s'arrête, et de l'honneur d'avoir été les derniers.

A nouveau, comme à regret, Concorde reprend sa route. Il passe devant un Airbus d'Air France, dont le commandant, par son hublot ouvert, fait un grand signe de la main au grand frère qui prend sa retraite.

L'aérogare se rapproche, et apparaît le Sierra Delta, arrivé tout à l'heure de New-York, à côté duquel on va se garer. Comme au départ, des dizaines de personnes sont au sol, et attendant le bel oiseau.

Cette fois, c'est fini, les réacteurs s'arrêtent, et on descend de l'avion. A la sortie de la passerelle, le personnel d'Air France nous a réservé une dernière surprise, et un dernier hommage.

C'est une véritable haie d'honneur que forment hôtesses et stewards. Ils applaudissent avec autant de force que d'émotion les passagers qui se succèdent entre eux.


On quitte l'aérogare, notre car nous attend, pour nous ramener au Hilton. Un moment d'émotion, encore un, nous attend avant de nous séparer. C'est l'équipage complet du Concorde qui nous rejoint. Chacun d'entre eux reçoit des mains de Michel Thorigny et de membres de son équipe un souvenir, un Concorde surmontant l'inscription "Le dernier envol", avec leur nom, et la date du dernier jour.

Chaque membre de l'équipe d'Air Loisirs Services reçoit le sien aussi, et les passagers ne sont pas oubliés. Chacun d'entre nous repart avec un trophée en métal, gravé à son nom et à la date du jour, avec un Concorde doré.

Et arrive l'émotion de ce dernier moment partagé. Elle arrive quand Michel Thorigny remercie l'équipage, avec un hommage particulier à Béatrice Vialle. Quand, au moment de remettre son souvenir à Jacques Martinet, le chef de cabine, il évoque avec lui le souvenir de la boucle de mai 2000, dont les pilotes étaient Christian Marty et Jean Marcot.


L'après-midi touche à sa fin quand je quitte Roissy après une journée inoubliable. Non seulement je fais désormais partie du petit club des humains supersoniques, mais j'ai vécu de l'intérieur le dernier vol commercial d'un Concorde d'Air France, et l'adieu de Roissy, sa plate-forme d'attache, au supersonique...

Près de 8 ans après, j'en garde un souvenir ému.